Il n’y a pas de vent. La mer est sans vague aucune, c’est un temps d’hiver anticyclonique, avec cette impression de temps arrêté qui va si bien à la ville où nous nous trouvons, Asilah. Nous marchons dans l’air frais. Comme toujours Khalil parle peu, laisse du temps aux silences, nous venons de quitter le café Zrirek, le café des pêcheurs adossé à la muraille, nous marchons en longeant la mer silencieuse.

Khalil el Ghrib est né ici, il n’a pas quitté Asilah, ou si peu, son travail est impossible à séparer de ce lieu, du bruit des vagues, de la chaux écaillée des façades, de l’humidité qui colore les murs, du vide et du silence des rues, du passage un peu fantomatique de ses habitants sur les places désertes. Mais est-ce vraiment un « travail » au sens où nous l’entendons ? Il a souvent répondu à cette question : « je ne travaille pas pour montrer ce que je fais, je ne travaille pas pour dire ce que je pense, je crée pour me retrouver moi-même » et lorsqu’on tente de l’interroger sur sa pratique artistique, il répond immédiatement qu’il ne s’agit pas d’œuvre d’art, pas de peinture, mais plutôt d’une pratique personnelle, d’une pratique de vie. Comme le dit Edmond El Maleh dans le Périple de la chaux: « peintre, si ce mot fait encore sens, il l’est, mais lui le refuse, et cela sans la moindre provocation. Il le refuse par volonté de dépassement, d’ascèse : il ne faut pas craindre d’avancer cette affirmation redoutable. »
On comprend alors combien il faudrait ne pas tenter d’expliquer ce qu’il fait, ne pas introduire par les mots ou les paroles d’éléments de critique artistique ni même d’éléments philosophiques. Il faudrait dire la simplicité d’une vie, la banalité vertigineuse d’une vie d’homme dans son espace géographique et dans l’éphémère du temps. Déjà un premier paradoxe qu’il nous faut bien tenter de surmonter.

Khalil el Ghrib accumule, amasse dans un minuscule atelier situé au cœur même de la médina ancienne, des matériaux pauvres, des cartons de toutes sortes, des papiers, des emballages d’œufs, des bois recouverts de mousses et de lichens, des objets glanés au hasard de ses marches dans les rues et au bord de la mer, objets rejetés par les hommes ou les vagues, en état d’abandon, comme déjà entrés dans l’oubli du regard car sans utilité marchande et sans remploi possible et qui viendront rejoindre les amoncellements de cette pièce exiguë dans laquelle il laisse le temps et l’humidité faire leur œuvre transformatrice, destructrice parfois mais qui donne la vraie mesure de la matière, sa nature éphémère et aussi sa couleur.

Khalil relève, c’est à dire qu’il questionne le statut même de l’œuvre d’art, au travers de son regard posé sur des matériaux « déjà là ». Son atelier est empli de ces « ready made » fait d’accumulations et d’empilements, de bouts de tôles ondoyantes recouverts de lichens, de contre-plaqués usés par la mer aux moulures géométriques et  fragmentées, de boîtes de carton empilées et reliées par les rubans de plastique rouge et blanc qui servent au balisage des chantiers, de cartons épais gonflés d’humidité où du jaune et du brun dessinent des paysages à l’abstraction liquide, mais son intervention créatrice va au delà, elle ne se limite pas au simple choix de matériaux, elle est très affirmée même, lorsqu’il décide de laisser se transformer des matières organiques, lorsqu’il utilise des acides ou de la javel pour accélérer le processus de transformation ou lorsqu’il choisit la couleur d’un fil de soie.

Khalil recouvre, il enduit de chaux des cartons repliés, sans forme préalablement voulue et que l’humidité de la pièce fera craqueler en des brisures bientôt petits tas de poudre déposés au pied de l’œuvre et qui participe d’elle, restes insignifiants mais qui ici font sens, totalement, au plus près d’une vérité obsédante, celle de l’inexorable destruction de tout. Par ce recouvrement il offre un avenir à une matière asphyxiée par son passé et son vécu, avenir éphémère certes, puisqu’il s’appliquera même à y introduire des éléments susceptibles d’en accélérer la transformation par le temps, comme ces larves d’insectes qui finiront par la détruire. Il recouvre de chaux comme si, dans une tentative de refoulement, il s’agissait d’effacer une forme de mémoire et de créer ce qu’on pourrait appeler une absence nouvelle. C’est en cela qu’il se distingue de l’acte de peindre, il ne se situe pas dans la problématique du tableau fenêtre ouverte sur le monde comme Matisse le fit si bien depuis cette chambre de l’hôtel Villa de France lors de son séjour à Tanger, Khalil y substitue une surface-écran dans un jeu dialectique entre le montré et le caché lorsque se maintient à la surface des « objets » créés l’enlacement salvateur des fils de soie de couleur. Comme on l’aura compris il ne s’agit pas pour lui de s’approprier les déchets du monde, mais grâce à cette surface-écran de la chaux, de faire surgir sur les ruines du passé ce qui, pour un temps, sera de l’ordre du présent.

Khalil libère, il laisse aux matériaux la liberté d’une expression autonome, simplement soumise aux seules contraintes du temps et du climat humide de son atelier, il laisse à la couleur le soin de s’introduire elle-même par l’effet des moisissures, des décompositions organiques ou minérales, comme le faisait Joseph Beuys qui affirmait : « Ma sculpture n’est ni fixe ni finie. Il y a, dedans, du changement qui continue : réactions chimiques, fermentations, variations de couleur, détériorations, assèchement. Tout est en état de changement ».

C’est tout cela qui permet à Khalil de soutenir avec un peu de malice que ce n’est pas lui qui crée, qu’il n’est pas impliqué dans une démarche artistique au sens où l’on entend ce mot.

Son atelier, cette « mesria » simple, est ainsi au cœur de son travail. Ce fut un lieu de vie, il l’a habité autrefois les étés, c’est aujourd’hui une pièce-œuvre à elle toute seule. Un escalier raide recouvert de carreaux de ciment en damier blanc et noir y mène, impraticable presque en raison des accumulations de matériaux, les murs ont pris sur la chaux des tons de jaune et de vert aux coulures provenant d’une terrasse à l’étanchéité sommaire, une fenêtre basse ouvre sur la rue et le bruit de pas des passants, sur des musiques au loin. Le sol est recouvert de plusieurs couches de cartons, des pains pourrissent et sèchent à l’air libre sur le rebord de la fenêtre, leur corps noirci est cerclé de la ligne verte d’un fil de cuivre qui les entoure de façon un peu lâche maintenant que le temps les a atrophiés, ailleurs des sacs transparents remplis de débris divers s’entassent et se mêlent aux bouts de planches usées par la mer, aux fils, aux clous rouillés, aux galets de toutes formes, aux papiers épais recouverts de chaux, aux ramassages du jour. C’est là que se dit la part la plus vraie de son travail, c’est là que se réalise ce travail pauvre, cette forme d’ascèse, ce retrait de l’artiste par rapport à son œuvre, sans aucune prouesse dans le faire, sans aucune recherche esthétisante.
Khalil est là, debout, étonné de ce si peu à montrer dans une telle accumulation, il guette cette gêne légère qui ne manque pas de s’emparer du visiteur, indéfinissable, comme si soudain quelque chose d’autre survenait, la réminiscence d’une conscience loin enfouie, d’une forme d’angoisse même lorsqu’apparaissent à nu les traces de l’absence et des forces qui n’ont pas de nom. Khalil parle peu, mots prononcés très bas entrecoupés de silences et nous ne savons plus très bien ce que nous voyons, ou plutôt nous le percevons trop et cela nous déstabilise. Nous parvenons à voir le temps.
Le temps dans son évidence la plus angoissante, ce rapport induit à la mort comme nous le suggérait déjà ce périple de la chaux, cette matière qui durcit, vieillit et se craquelle avant de retourner à l’état de poussière mais aussi temps-outil indispensable au processus créatif, élément central de l’activité plastique, temps dont il vient devant nous contrôler le travail. Il déplie un sac où sont enfermés quelques morceaux de bois, il les sort avec précaution, ils sont vermoulus, les parties où s’accroche encore un peu de chaux sont plus préservées, il les dépose sur un carton sec. Il laisse s’établir le silence, sur le brun rouge des bois le bleu de méthylène des écaillures de la chaux accroche la lumière, bleu d’une étonnante pâleur, alors une douceur vient dont il est difficile de rendre compte.
Puis il se déplace un peu, il soulève une pile de papiers, il les étale sur des amas d’autres cartons en équilibre, il y a là des œuvres peintes à la chaux, des formes se dessinent, stèles et pierres tombales. Sur des pièces recouvertes de plusieurs couches de chaux des lambeaux apparaissent, des écaillures de matière où la part du blanc et du bleu est prédominante, comme sur la lèpre des murs d'Asilah. D’autres portent les traces forcées dans la matière cartonnée à l’aide d’un gros clou recourbé et qui retiendront la pigmentation bleue de la chaux colorée au « nyla » ou les encres diluées, scarifications imprévues, gravures à demi effacées sur la pierre des tombes, alphabet de l’oubli, langage de l’absence.

Mais au delà de cette pratique artistique, il y a surtout chez Khalil el Ghrib l’affirmation d’une façon particulière d’être au monde.
« Khalil est pauvre par vocation » affirmait Edmond El Maleh dans Le café bleu. Pauvre de cette pauvreté d’Asilah, digne et décente quand on a ici le juste nécessaire. Lui-même la revendique, au fond il ne cherche rien des richesses matérielles, il refuse de vendre ses œuvres, il n’aspire à aucune reconnaissance particulière, ni sociale ni même artistique. « Je ne cherche rien dans la vie, et si je trouve quelque chose, je m’en débarrasse » avait-il dit à Philippe Guiguet-Bologne en 1998. Comment entendre cela, cette envie de faire le vide de la part d’un homme qui amasse tant, qui emplit la réserve de son atelier du sol au plafond jusqu’à ne plus pouvoir y pénétrer ?
Khalil cherche une réalité intérieure. Il est né dans une famille où la simplicité et l’humilité étaient une des bases essentielles de la vie - des confréries soufies faisaient halte chez eux - et Khalil a grandi dans cette atmosphère un peu mystique où la parole était rare, les sentiments maîtrisés, où la vérité ne pouvait être qu’intérieure, portée en soi et peu montrée à l’extérieur.  De cela il a gardé cette présence physique très singulière faite de timidité, de lenteur et de légèreté, ce ton de voix très faible forçant l’attention, cette simplicité dans sa façon de se vêtir, mais aussi cette attitude de respect et de prévenance discrète vis à vis de l’autre, jamais Khalil ne vous ferait attendre, jamais il ne vous imposerait quoi que ce soit.
Cette recherche d’une réalité intérieure aurait pu n’être que contemplative, il aurait pu se mettre à distance du monde, méditer dans le silence et le retrait, dans l’enfermement volontaire même, mais c’est une autre voie qu’il a décidé d’explorer, celle de ce travail ludique de chaque jour, aux portes d’un délire créateur duquel il se joue sans cesse, évoluant sur ces marges imprécises et dangereuses où il suffirait de si peu pour perdre la raison, de cette même façon qu’il faut si peu pour perdre la vie. C’est par cette pratique qu’il parvient à tisser cette réalité subjective à laquelle il tend pour que simplement elle rende supportable à ses yeux la réalité objective de la vie, pratique qui n’aurait de sens qu’associée aux questions existentielles, à la conscience permanente de la mort, au passage du temps. En effet Khalil regarde la mort comme on regarde la mer. Depuis l’enfance il la regarde, elle rouille les tôles et les fers les plus épais, vient à bout des galets les plus durs, efface les traces sur le sable, depuis toujours il vit avec cette présence obsédante, depuis toujours il sait.

Ce qu’il faut comprendre de son travail - et c’est en ce sens qu’il intéresse tant tous ceux qui y ont été confrontés - c’est qu’il s’inscrit dans une tendance très actuelle à la décroissance, au rejet de la consommation à outrance, au recyclage généralisé, qui se traduit dans le domaine de l’art par un attachement particulier à « plus d’éthique et moins d’esthétique » - pour reprendre le manifeste de la Biennale de Venise de 2000 - et qu’il fait écho, avec une économie de moyens qui surprend, aux principales interrogations de la création artistique contemporaine.
Khalil el Ghrib, un peintre sans peinture. Peut-être un homme qui attend. Son travail serait cela, comme le sont nos vies, marquées par une attente, lorsque la question se pose du quoi faire, du quoi dire dans cette attente. Chacune des pièces qu’il montre pourrait alors être vue comme une « Vanité » moderne, une affirmation de la condition de toute matière dans le temps, une évidence qui impose le silence. Reste donc à contempler ce qu’il donne à voir, à entendre ce silence, reconnaissable entre tous et qui dit l’indicible.